Mahsa: larme sacrée, colère sacrée, violence sacrée

Avertissement

Tout d'abord, soulignons un point qui a son importance dans le contexte actuel: comme d'autres groupes en exil, nous avons par rapport à la situation iranienne, une présence qu'on pourrait, au mieux, qualifier de "secondaire" et "subordonnée". Nous ne pouvons en aucun cas prétendre être dans l'immédiateté des choses et tenir entre nos mains le pouls de la société; en d'autres termes, il faut considérer notre propos, encore plus qu'auparavant, comme purement "consultatif" et simplement notre façon de participer aux luttes en cours.

******

Rappelons nous du bon camarade Lénine qui disait qu'un instant de lutte dans une situation révolutionnaire était équivalent à des jours, des mois quant à l'expérience du peuple; ou quelque chose dans cette veine.

En Iran, il suffirait que la vague de protestations actuelles soit suivie par une vague de grève pour qu'on entre dans une telle situation.

Juste au moment où le clown enturbanné et idiot qui fait ces jours-ci office de Président de la République islamique a pris la tribune de l'ONU (le 21 septembre 2022) pour la chaire de la mosquée de son village natal, et a commencé son effronté discours mensongers et plein d'invectives avec un verset du Coran, la mère de Mahsa, la jeune femme martyre de Saghez, assise à même le sol du cimetière, à côté d'un tas de terre qui recouvrait sa bien-aimée, tenant une belle photo de sa fille sur la poitrine, enfonçait ses doigts dans la terre sanglante du Kurdistan et en versait des poignées sur sa tête pour ne pas laisser seule sa chère fille, victime de ce terrible destin.

Des milliers de personnes étaient rassemblées et l'entouraient en ce moment de douleur et de détresse, et les femmes transcendées par le chagrin et la colère, ont enlevé leur hijab et l'ont brûlé pour que plus jamais ce signe de tyrannie médiévale ne règne sur leur vie.

C'est à ce moment là que le Président, idiot du village,  affirme à la journaliste occidentale qui porte un fichu sur la tête que "les femmes iraniennes ont elles-mêmes, spontanément choisi le hijab" et que "le hijab de nos femmes fait partie de notre culture".

Lorsque cet imbécile, à la suite de son discours, parle avec obscénité de justice et prétend que "la justice elle-même est enracinée dans une rationalité portée par la révélation", sans s'en rendre compte, il proclame que "le désir d'établir la justice est un don divin dans l'existence de chacun, et une accumulation d'injustices met en mouvement les nations sous forme de révolutions populaires."

Visiblement il ne voit pas à quel point le peuple iranien est en train de démontrer la justesse de son postulat … contre lui!

Ici, on ne va pas s'attarder sur les vagues successives d'une insurrection qui aujourd'hui frappe à la porte, ni de ses 40 ans d'aléas et d'histoire ; d'autres l'ont fait, mieux et peut-être de façon plus précise que l'on pourrait le faire; mais il y a des points qu'il ne faut pas négliger dans cet élan d'enthousiasme et d'espoir; surtout si l'on veut regarder la situation, non pas du point de vue d'une sorte de "liberté" métaphysique ou simplement en se plaçant dans la perspective des libertés individuelles et démocratiques  à l'occidental, mais de l'évaluer du point de vue des travailleurs et leur sort.

Si nous le faisons, c'est aussi parce que dans l'insurrection de février 1979, nous avons expérimenté la "voix directe"  [صراط‌المستقیم terme coranique] de "l'unité de la parole" [principal slogan de Khomeiny qui a entraîné les foules contre le Shah] dans notre chair et notre sang

et surtout nous voyons à quelle sinistre combinaison tout ceci  a abouti.

Dans de telles situations, il faut se méfier des prêts-à-penser évidents et essayer de réfléchir à contre-courant.

La République islamique n'est pas un gouvernement conventionnel comme un autre, qui soit arrivé au pouvoir, par exemple, à travers une consultation générale ou même par un coup d'État ou une révolution classique ; dans de telles situations, la question de la nature de l'Etat et du pouvoir en place apparaîtrait de façon plus simple et plus lisible; nous aurions par exemple un gouvernement, comme à l'époque du Shah, qui est arrivé au pouvoir par un coup d'État et en s'adossant à une répression sanglante; personne, sauf ceux de sa clique et sa dépendance n'aurait de doute quant à sa nature. Il répondait clairement aux intérêts de sa classe et des firmes américaines et voulait assurer le rôle du gendarme des USA dans le Golfe Persique. Ça serait un gouvernement fantoche qui se maintien au pouvoir grâce à l'armée, sa police politique (la SAVAK), ses conseillers militaires étrangers et ses experts en sécurité; il serait fondamentalement là pour répondre aux exigences structurelles et fonctionnelles du développement du capital international dans un pays dominé à un moment donné de son évolution.

Ou nous serions face à un État issu des révolutions bourgeoises du XIXe siècle, où la classe montante a pu écarter les anciennes classes au pouvoir - les grands propriétaires terriens, les seigneurs féodaux - et créer un État répondant aux besoins de l'instauration et du développement du capitalisme.

Dans de telles situations, nous serions confrontés à des séparations de classe claires et idéologiquement conformes à ces tracés de classe, dans lesquelles il serait aisé de distinguer la ligne de démarcation entre la révolution et la contre-révolution.

Mais ici, dans la situation présente de l'Iran, nous avons affaire à un État non-conventionnel qui a fondé essentiellement son pouvoir, compte tenu de la façon dont celui-ci s'est constitué, dans sa genèse et son développement, non pas sur des politiques de classe évidentes et claires, mais sur une idéologie qui a apparemment répondu aux besoins de la société à un certain stade de la lutte de classes; ce qui le rend  particulièrement difficile à appréhender.

Le gouvernement de la République islamique et son appareil idéologique, et surtout la culture qui en a émergé avec sa stabilisation, ne répondait pas à un programme préétabli du clergé ou de la bourgeoisie dite "libérale", mais lorsque la lutte des classes et la crise révolutionnaire ont culminé avec l'insurrection de février 1979 et que diverses forces sociales se sont mises m en mouvement pour renverser le régime détesté du Shah, on pouvait distinguer  essentiellement trois courants politiques considérés comme représentants des catégories, couches et classes sociales qui se sont affrontées pour prendre la direction du mouvement populaire.

Premièrement, la bourgeoisie dite "libérale", qui se trouvai en opposition avec le monopole du grand capital dite "compradore", qui était entre les mains du Shah, de sa cour, sa famille et ses fidèles. Elle se trouvait dans une position conflictuelle avec la grande bourgeoisie car en même temps qu'elle était dépendante de l'existence de ce capital, de ses infrastructures et ses circuits, elle était en opposition avec son monopole et sa mainmise exclusive sur la quasi-totalité de l'appareil productif. Son slogan, tout naturellement se résumait à combattre "la dictature du Shah".

Pour elle, cette dictature signifiait en fait la dictature économique du grand capital qui ne permettait pas aux capitaux "domestiques" d'obtenir des conditions de croissance et de rentabilité satisfaisante. Cette bourgeoisie "nationale" n'a jamais eu l'intention de renverser le régime du Shah par la violence, mais a seulement exigé un léger recul par rapport aux positions économiques du capital monopoliste dominant. Ce courant politique ne pouvait prétendre à produire aucun programme spécifique à partir de ce qu'il était car toute croissance d'un capitalisme "national" ou de développement auto-centré était devenu impossible et caduque dans les conditions de la subsomption réelle au niveau international après la seconde guerre mondiale. Cette impossibilité faisait d'elle ce qu'elle était, c'est-à-dire effrayée par la révolution et les travailleurs en lutte; et bien sûr leurs représentants politiques en étaient bien conscients.

Le deuxième courant était mené par Khomeiny, le clergé Chiite et les grands commerçants du bazar. Khomeiny, depuis le soulèvement de 1963 (soulèvement du clergé traditionnel, des milieux du bazar et les grands propriétaires terriens qui, mené par Khomeyni et dirigé contre le Shah protestait contre les mesures de réformes agraires et des dispositions légales notamment en faveur du droit de vote des femmes … déjà !! ) était exilé à Najaf, ville Chiite en Irak; ce courant sera considéré plus tard, surtout après l'occupation de l'ambassade des États-Unis en Novembre 1979, comme "la ligne de l'Imam". À partir de cette date, la direction du clergé, Khomeiny et les autres ayatollahs qui l'entouraient ont intégré cet événement et ont dû renforcer encore plus leur tendance anti-impérialiste de départ pour se conformer aux exigences populaires.

Ce courant religieux du clergé représentait le bazar et bien sûr eux-mêmes (qui, en tant que couche sociale, avaient traditionnellement un rôle économique important du fait de leurs propriétés foncières, les biens de mainmorte (vaghf), les donations, les impôts religieux ainsi que des intérêts commerciaux communs avec les commerçants). Les deux couches sociales étaient par ailleurs depuis toujours liées par des mariages et des liens de parenté.

On peut à grands traits définir ce courant comme  la petite bourgeoisie traditionnelle aisée qui se trouvait en contradiction avec l'instauration et l'accélération des rapports de production capitalistes initiés et impulsés par la réforme agraire et surtout par ses expressions et aspects culturels, qui étaient considérés comme une sorte de modernisation hâtive et “à l’occidentale” minant et détruisant leur idéologie ancestrale qui au moins depuis plus de trois siècles cimentaient les rapports de propriété traditionnelle.

Depuis cette époque, nous avons été témoins des positions réactionnaires du clergé, de la culture islamiques en général, par rapport aux droits des femme; ces positions étant incompatibles avec la culture occidentale défendue par le régime du Shah, qui lui de son côté ne répondait qu'aux besoins du capital international; la politique des années 1950 et 1960 en Iran, suite à la “révolution blanche” de 1962 n'avait d'autre contenu que la destruction des rapports traditionnels, les structures qui les faisaient fonctionner et en même temps  l’instauration et l'extension des rapports de production capitaliste.

À ce niveau, elle voulait que les femmes soient des sujets "libres" des restrictions traditionnelles (pour pouvoir travailler dans les bureaux et les usines) tout comme les serfs et les paysans pauvres qui perdant leur terre étaient obligés de se rendre dans les grandes villes pour trouver du travail dans les usines importées des industries de montage ou au sein des sociétés agro-industrielles; ces deux forces de travail "libérées" leur fournissant une main-d'œuvre bon marché.

Le troisième courant était le courant populaire, démocratique et laïque, composé de travailleurs urbains et ruraux et d'organisations aux idées de gauche ou communistes (essentiellement des marxiste-léninistes) qui se considéraient comme appartenant à la classe ouvrière et qui tentaient d'adopter une ligne indépendante de défense des luttes immédiates des masses populaires et contre l’hégémonie des deux autres courants; ils militaient pour une République démocratique populaire.

L'existence de cette troisième ligne démocratique et radicale avant l'insurrection de 1979,  le rôle qu'elle a joué dans le processus de l'insurrection elle-même, et surtout  l'énorme développement des organes populaires de masses, exprimant  l'auto-organisation spontanée du peuple, (comités révolutionnaires, conseils locaux, conseils dans les administrations et les usines) et la présence et l’activité des organisations marxistes, avaient tellement effrayé les deux autres courants qu'elle se sont trouvées obligés de former une alliance, et surtout d’entamer les négociations avec les généraux et les agents secrets US et d'autres gouvernements européens. Ces négociations sont aujourd'hui largement documentées: la situation iranienne était le contenu central discuté à la Conférence de la Guadeloupe entre les Etats-Unis, la France, les Allemands et les Britanniques en janvier 1979.

L'armée qui de son côté se préparait à lancer son coup de force pour sauver à nouveau le royaume des Pahlavi, a vu le véto des USA qui entre-temps avait obtenu les garanties nécessaires de la bourgeoisie libérale et du clergé, et qui a préféré avoir les religieux au pouvoir que de risquer d'affronter la gauche et les communistes à la tête d'une insurrection armée.

C'est ainsi que d'un seul coup, au milieu de manifestations monstres qui avaient lieu dans les grandes villes, l'armée qui jusque-là ne faisait que réprimer et tirer sur les gens, a été soudain considérée comme "le frère du peuple" et de la révolution et les manifestants sortis de nulle part mettaient des fleurs au bout de leur fusil. Khomeiny rentre en Iran et la galère commence.

Le clergé en s'appuyant sur son large système d'organisation (petits et grands clercs, étudiants des écoles coraniques, les mosquées et les lieux de culte…) a réussi progressivement à imposer ses slogans spécifiques et immédiatement après la prise du pouvoir, a appelé à la collecte des armes que les courants révolutionnaires et les peuples (arabe,kurde, turkmène …) ainsi que la gauche et les communistes avaient pu récupérer en prenant le contrôle des casernes pendant les journées de combat de février 79 et lors du renversement du régime du Shah.

Au moment de son accession au pouvoir, ce clergé n'avait pas de plan précis si ce n'est de limiter le mouvement, d'empêcher la croissance de la vague révolutionnaire et d'essayer de la contenir.

Il voulait à tout prix remettre en fonction les rouages économiques : rétablir les échanges et sauver les contrats en cours, remettre de l'ordre dans les administrations, les villes, les quartiers, les bureaux et les usines... et surtout, ce qui lui semblait vital, mettre fin aux grèves qui paralysaient la production du pétrole et redémarrer son exportation.

Le clergé ne pouvait s'emparer du pouvoir politique et faire fonctionner la société sans produire, parallèlement à la progression de la vague révolutionnaire, son propre discours révolutionnaire. C’est ainsi que face et en contraste au discours laïc, populaire et communiste qui attirait de plus en plus les masses, il a créé tout un langage qui accaparait le potentiel révolutionnaire du discours de gauche et ses limites historiques - limites qui ne pouvaient être reconnues que plus tard, c'est-à-dire être pris au piège de la logique du capital, le maintien des usines et des emplois ouvriers, la division internationale du travail... l’effondrement de tout horizon socialiste... en un mot, la sortie des rapports de production capitalistes - et l’a intégrée dans les potentialités de la culture chiite. Il ne faut pas oublier que le chiisme a contrario du sunnisme est très performant sur le plan idéologique et peut répondre grâce à une structure d'autorité flexible, la notion d'ijtihad, à n’importe quelle situation sociale. Pour les chiites après l'occultation du douzième Imam c'est le mojtahed qui interprète la loi et représente la communauté; cette particularité permet à l'islam chiite de se greffer sur les besoins conjoncturels de la société et de jouer le moment venu, le rôle d'une alternative politique.

L'enjeu social et politique le plus important du mouvement islamique était que d'une part, il devait prendre en charge les nécessités de gestion de la reproduction de la société et, par conséquent, se conformer à l'articulation internationale de la région et au rôle qui lui était confié dans la division internationale du travail, et d'autre part, se montrer comme l'expression et l'organisateur des masses laborieuses qui se sont soulevées pour lutter contre cet ordre.

Mais tout cela ne constituait en aucun cas un programme pour aucun des prétendants au pouvoir, précisément parce qu'aucune des couches et classes qui participaient à ce mouvement n'était en mesure d'organiser un développement socio-économique capitaliste spécifique.

Dans cette situation de double impossibilité, c'étaient les religieux qui se trouvaient dans une situation où ils pouvaient mieux prendre en charge les contradictions provoquées par l'intégration de l'Iran dans le cycle international du capital, précisément parce qu'ils étaient, en tant que force sociale, la résultante de contradictions qui en même temps montraient les limites de la lutte des travailleurs ainsi que l'impossibilité d'un programme national pour la bourgeoisie.

Ils se sont retrouvés dans une position où ils devaient reconnaître pas à pas leurs propres intérêts en tant qu’Etat - un Etat dont par un jeu dialectique d’intégration et d’exclusion, ses membres et ses courants évoluaient à chaque instant - et les faire avancer dans la lutte politique.

C'est ainsi que le discours de l'islam politique, utilisé depuis longtemps au Moyen-Orient, a trouvé des caractéristiques et des accents irano-chiites particuliers et des concepts tels que "Ummat islamique", "Mostaz’afin" (les affaiblis), "Justice islamique", "Société Monothéiste sans classe”, "les Martyrs de l’islam", le "Achoura de Hossein", etc. ont vêtu des habits très politiques, matériels et fonctionnels afin de stabiliser la République islamique.

Petit à petit, la République Islamique fonde ses institutions et ses instances dirigeantes sur ce discours populaire et populiste. Dès le lendemain de l’insurrection, elle crée ses organes de répression et de souveraineté et réprime progressivement toutes les couches et classes qui avaient participé à la révolution et qui ne rentraient pas dans la moule. Il n'a fallu que deux semaines pour que les femmes, conscientes du danger dont cette force réactionnaire était porteuse, entrent en opposition à celle-ci et manifestent dans les rues de Téhéran leur refus du Hijab islamique tandis que la gauche en général y est restée plus ou moins indifférente et de ce fait porte pour toujours la marque indélébile de la honte de son inconscience; la gauche n'a pas compris à ce moment historique l'importance du hijab dans la structure qui se mettait en place. Elle était incapable de comprendre qu'il ne s'agissait pas seulement d'un voile comme accessoire féminin anodin, mais du symbole le plus évident qui lie les femmes et leurs familles à la République islamique et à la culture que porte ce pouvoir politique. Ce hijab signifie la soumission au pouvoir qui s’établit et  s'impose à toute la société; il signifie l'acceptation de toutes les lois juridiques et les rapports de propriété que ce pouvoir politique met en œuvre et qui, une fois développés s'imposent comme un rapport de production. Ce hijab est la manifestation la plus évidente qui permet de reconnaître les “siens” des “autres”.

Après quelques années de hauts et des bas de la lutte des classes, durant lesquelles des milliers de révolutionnaires, démocrates et communistes ont péri; ainsi que des hommes et des femmes, appartenant aux minorités nationales et ethniques qui avaient fait flotter héroïquement le drapeau de la lutte dans toutes les régions du pays, ce gouvernement populiste, pour se débarrasser définitivement de ces protestations, a transformé des escarmouches militaires quotidiennes sur la frontière irakienne en guerre totale afin de briser les vagues de la révolution par une autre, de patriotisme et d'unité nationale.

Le résultat le plus important de cette guerre sanglante qui a duré huit ans, outre le sacrifice de centaines de milliers de travailleurs irakiens et iraniens, a été la stabilisation d'un système idéologique, organisé autour de la notion de Velayat du Faghih (la tutelle du théologien-juriste) et imprégné dans une culture politique basée sur l'autorité religieuse et politique du Guide suprême et s'appuyant sur sa force répressive spécifique (l’armée des Pasdarans de la Révolution et le Bassij).

Trente ans de lutte de classes avec ses flambées et ses rébellions ont fait que la République islamique et son Umma sont  de plus en plus recroquevillés et fermés sur eux-même. Le dernier gouvernement (celui de Raïssi, boureau des prisons en 1987) se veut uniforme et exige une cohérence stricte autour de l'islam et tout y passe, des écoles et universités jusqu'à la médecine, l'économie et la banque et même le sport; les femmes iraniennes sont privés de stade et dans quasiment toutes les sports au niveau international les champions iraniens doivent refuser - bien entendu sous motif d'impréparation ou de blessure - de rencontrer les champions israéliens; d'où le nombre important de champions iraniens qui se sont sauvés du pays et participent au compétitions internationales sous d'autres drapeaux.

Tout doit être islamisé; et la façon la plus visible de témoigner son appartenance et sa soumission est le port du voile avec lequel la République Islamique s'est recouverte.

L'hypertrophie de l'Etat en Iran, le fait qu'il s'appuie exclusivement sur l'idéologie et la violence (Clergé + les écoles coraniques et les Pasdars, les Bassidjis et les forces militaires et de sécurité), le contrôle quasi exclusif qu'il a sur la vie économique grâce aux revenus pétroliers et à travers les entreprises étatiques, les fondations (Bonyad) religieuses et toutes sortes d’institutions commerciales autorisées sous des motifs fallacieux islamiques …en fait une force productive totale. C'est une affaire politique qui s’est directement plongée dans la vie économique et l’organise de part en part à sa façon et selon ses critères. Bien entendu tous les États ont un certain poids économique et des activités productives; il existe des entreprises où les Etats se constituent comme actionnaire majoritaire ou même des industries sous propriété étatique, mais la République islamique elle-même est devenue un rapport de production en raison de la façon dont elle s'est formée et a évolué ; elle est le point de départ et le point d'arrivée ; il détermine la propriété du capital et choisit la voie de sa croissance ; de A à Z. Mais elle n'est pas très performante dans cette tâche car c'est un État basé sur la rente pétrolière, ce qui rend cette existence plus difficile et improductive. Les gouvernements rentiers ne stimulent et n'encouragent pas l'activité économique, mais ils l'empoisonnent. Aucune loi "normale" de l'économie capitaliste ne fonctionne correctement sous les contraintes de l'économie rentière.

Les caractéristiques générales de l'économie rentière a atteint la soutane de ces messieurs et aucune prière ou incantation ne leur permet de s'en débarrasser.

Pour la République Islamique, le profit est fourni à l'avance sous forme de revenu, qui à son tour est simplement redistribué et joue un rôle très faible dans le cycle de la production ; les projets économiques ne sont que des prétextes pour allouer des capitaux et leur utilité ou leurs résultats économiques ne sont aucunement pris en compte ; la production de plus-value est quelque chose de tout à fait secondaire car déjà attribuée au moment de l'allocation du capital ; ils construisent d'énormes barrages, très souvent par des contractants privés des Pasdarans, puis constatent qu'il n'y avait pas de source d'eau suffisante; ou que le barrage en question entraîne des dommages irréparables à l'environnement! Peu importe! Un budget leur est accordé à partir des revenus pétroliers pour le détruire ; sans aucune étude ni enquête, ils construisent d'énormes conduites d'eau pour amener l'eau d'une région à une autre, où les grands propriétaires sont censés leur payer des rétributions soit en argent, soit sous forme d'achat de votes ; la motivation des décisions prises en lien avec la coopération et le développement est tout sauf la satisfaction des besoins de la société ; toutes les allocations budgétaires des différentes régions sont basées sur les intérêts politiques locaux ou nationaux du système ; le salaire des ouvriers et leur pouvoir d'achat ne jouent qu'un part minim dans la réalisation des produits, et pour cette raison, il est tout à fait déconnecté de l'accumulation ; pour le patron iranien c'est une dépense inutile qui doit être le moins possible, payée le plus tard possible ou, si possible, pas payée du tout ; toute importation vaut mieux que la production sur place car cela exige une technologie étrangère, une expertise étrangère et des pièces de rechange étrangères, ce qui rend le produit non compétitif... et mille autres caractéristiques.

La République islamique en raison de ces caractères basiques, c'est-à-dire son populisme inhérent qui l'a fait immergée dans la société et ses prétentions à englober la nation tout entière se trouve face à une sorte d'"incompatibilité" avec le capital international; les contradictions de ses fractions internes sont l'expression de cette incompatibilité. L'immense fragilité économique du pays dans le cadre de ces rapports fermées empêche le développement des relations capitalistes avec l'Occident et l'oblige à s'appuyer sur les puissances «orientales». Les efforts du Président, ces derniers temps pour activer les relations commerciales et de productives avec la Chine, la Russie et l'Inde, la signature de contrats secrets inégaux qui sont censés courir sur plusieurs décennies et ses supplications pour devenir membre du Pacte de Shanghai n'ont d'autre but que maintenir d'une manière ou d'une autre sa relation avec les infrastructures capitalistes mondiales.

Bien sûr, à la base de tout cela, on retrouve les limites auxquelles toute forme d'économie rentière est exposées. Mais en Iran, il y a un autre problème omniprésent qui découle de la nature de la République islamique. C'est une formation politique qui est elle-même devenue un rapport de production. En Iran, la République islamique n'est pas le représentant politique ou l'expression du rapport de production capitaliste, mais plutôt le rapport de production capitaliste lui-même. Il n'est pas comme les autres Etats conventionnels dans lesquels les représentants politiques représentent les rapports de production et, par conséquent se trouverait au-dessus des classes et séparé de la société. La République islamique est un État non-séparé[1] qui n'accepte pas l'existence des classes et ne reflète donc pas leurs revendications et leurs luttes. Dans cette situation, son discours politique se veut inclusif et uniforme, recouvert d'un voile islamique.

Un État idéologique et non-séparé signifie que chaque effort et activité, dans n'importe quel domaine, culturel, civil, social ou économique, doit être connecté et lié au système, prendre sa place au sein de l'ordre social créé par cet État, y être reconnu, payer ses impôts religieux aux responsables de la charia et des hommes du pouvoir. Ici, nous n'avons pas affaire à des personnes libres qui sont liées les unes aux autres par leurs activités sociales ou économiques, mais elles seront autorisées à exercer telle ou telle activité sociale ou économique par et à cause de leur relation avec le pouvoir ; qu'il s'agisse d'une petite entreprise, d'une commerce ou d'un artisan.

Dans une telle société, il n'y a naturellement pas de classe capitaliste libre qui puisse faire aboutir un projet, contracter un emprunt auprès d'une banque sans l'approbation et l'autorisation de l'autorité légitime ou trouver un marché pour ses produits sans la présence et le soutien des Pasdarans. Il n'a aucune chance de se développer à moins qu'il ne fusionne d'une manière ou d'une autre avec la pieuvre que constitue le Velayat-é-Faqih.

Mais cette immersion dans la société n'empêche pas la lutte des classes et les revendications des couches différentes de la société, y compris la bourgeoisie, de la traverser. Cet état de fait est bien sûr dû au contrôle presque total de l'Etat sur l'économie, mais pas uniquement; en Iran, puisque le gouvernement est une forme politique qui s'est transformée en rapport de production, nous sommes face à une incohérence structurelle car, comme déjà décrit, la croissance socio-économique est contrecarrée à chaque pas par ces rapports obstrués ; Cette enveloppe s'avère de plus en plus incapable de les contenir.

Au cours des trente dernières années, cette croissance lente et souterraine a créé une société civile que la dictature du Shah et son militarisme débridé avaient empêchée. Des associations, organisations et syndicats, des maisons de métiers, des foyers... se sont créés et ont imposé leur existence à la République islamique. Il y a aussi une nouvelle génération constituée de descendants de responsables religieux ou militaires et de notables… dont leur père ont su privatiser par diverses ruses et procédés les propriétés collectives et étatiques en leur bénéfice (mainmise sur les ressources de l'Etat, confiscation directe des biens de la famille royale et des personnes aisées fuyant le pays, création de fondations et d'institutions sous prétexte d'intérêts publics et religieux, privatisations par "la vente aux proches et aux relatifs", vols et détournements de fonds, tous sortes de dépenses et de commissions sous prétexte de contourner les sanctions, des myriades de structures dépendant du pouvoir ...). Une partie de la propriété étatique est ainsi transformée en propriété privée qui a besoin de fonctionner comme du capital libre. Progressivement ceci provoque la séparation d'une couche de la classe dominante du corps de la République islamique et exige la liberté d'entreprendre et des relations avec l'Occident… Pour ce genre de rapport, il est nécessaire d'établir un État conventionnel au-dessus des classes. C'est un mode de développement pour qui l'intégration au processus de mondialisation du capital devient une nécessité fondamentale. (En plus, cela se produit dans une situation où le capitalisme mondialisé lui-même se trouve dans une crise grave et est à la recherche d'un  nouvel ordre mondial).

Là encore, la République Islamique est en prise avec une crise évidente à cause des sanctions. Jusqu'à aujourd'hui,  l'Etat était capable d'attirer des pans de la société comme le clergé et les fonctionnaires grâce à la redistribution de la rente pétrolière et d'extraire ses forces de répression des classes populaires, mais aujourd'hui la situation est telle qu'il ne peut même pas satisfaire ses propres troupes.

C'est dans cette situation que quelque chose se produit qui contrairement aux protestations revendicatives ou civiles du passé devient globale.

Mahsa est tuée. Ce meurtre cruel est perpétré sous prétexte d'un défaut de hijab règlementaire par une police spécifiquement constituée pour le faire respecter. Le problème dans ce cas précis c'est que ce gourdin de répression est frappé à la nuque de quelqu'un qui a suivi les règles du hijab obligatoire d'une manière courante chez la plupart des femmes et il n'y a vraiment aucune raison pour une telle peine. Les gens sont à juste titre en mesure de se demander, mais pourquoi ? Bon sang, mais que faudrait-il faire pour éviter la brutalité et la bestialité de ce régime?

Et ils voient clairement que ce sort  funeste peut arriver à n'importe laquelle des femmes et des filles de la société. Il n'y a plus aucune distinction. Tu n'as pas besoin d'être un opposant politique qui manifeste pour sa cause ou un militant de droit civil ou syndical, un travailleur qui réclame ses arriérés de salaire, ou un retraité dont les pensions ne suffisent plus à vivre, ou un agriculteur en faillite par manque d'eau, ou un épargnant qui a perdu tous ses biens dans une banque islamique bidon ou un fonctionnaire dont sa paie ne suffit plus à vivre...

Aucune de ces catégories sociales ne peuvent expliquer cette attitude violente ; il n'y a plus d'échappatoire pour être à l'abri de la morsure de ce dragon. Cette personne peut être ouvrière ou femme au foyer, étudiante ou employée, pauvre ou riche, du nord ou du sud, kurde ou turque... il suffit d'être une femme pour être haïe par la République islamique et exposée à sa violence; mais pas une femme au sens physique ou biologique du terme; femme d'après la définition que la République islamique a établi pour elle au niveau social avec toutes les obligations, contraintes, devoirs, attentes et limitations qui découlent de ce rôle. Une définition qui est à la base d'une pensée religieuse spécifique et des relations sociales fondées sur elle, dont l'ensemble du système en tire sa légitimité dans chacun de ses aspects.

Ce qui depuis longtemps était considéré comme une obstacle à la vague révolutionnaire et une impasse véritable à l'essor des luttes c'est-à-dire la segmentation et l'isolement des motivations parcellaires (syndicales, professionnelles, raciales, ethniques, confessionnels, religieuse), motivations qui étaient fermées sur elles-mêmes, et pour cette même raison, ne pouvaient fournir la convergence nécessaire à une véritable vague révolutionnaire, a été détruite par les fidèles mercenaires du régime et a désigné la contradiction de genre comme le point d'intersection de toutes les discriminations qui imprègnent la société et a ouvert la voie à une transformation révolutionnaire.

Si le slogan « Femme, Vie, Liberté » est devenu le slogan de cette vague révolutionnaire, ce n'est pas seulement à cause de la signification du nom de Mahsa en kurde, mais c'est fondamentalement parce que ce mot constitue le général dont tous les particuliers réclamaient pour enfin réaliser leur convergence.

Oui, les femmes sont la vie, non seulement dans le sens où elles sont les partenaires des hommes pour gagner les moyens de subsistance de leur vie; elles sont elles-mêmes la vie. La vie émane d'elles, s'épanouit et se dessine autour d'elles ; les femmes, au sens de reproductrices de la population, sont au centre des sociétés et sont le point de départ de tous les processus de production. Tout revient aux femmes et au rôle social qui leur est assigné. La République Islamique a tellement bien bien compris le sens et le poids de cette assignation qu'elle l'a transformée en droit de propriété dont le hijab en est le titre (de propriété).

Tous les devoirs et les contraintes imposés aux femmes dans la République islamique ont pris ainsi la couleur de la captivité qui devient de plus en plus dure et lourde, au point de leur barrer toute respiration. Pour cette culture islamique, la femme n'est pas seulement sous la domination de l'homme, elle est

considérée comme sa possession, devant être protégée de tout regard extérieur. Ces devoirs et contraintes sociaux ne doivent pas être compris sous  un concept qui les réduit à des cas distincts et des points de droit, tels que le hijab obligatoire, l'organisation de son  respect stricte, la promotion de sa nécessité "culturelle" ou légale, légiférer sur les relations sociales avec les hommes, le choix d'un époux et le mariage, les devoirs conjugaux , la grossesse et l'avortement, la contraception, la maternité, le travail domestique, le divorce, l'héritage... . Chacun d'eux ne doit pas être compris dans un sens isolé et autonome, dans un sens "juridique" qui pourrait être sujet à des corrections ou des réformes. Ils forment un tout qui englobe l'Etat dans sa totalité.

Ce hijab est l'expression de l'appartenance et de la soumission à une culture à part entière, et c'est la manifestation la plus évidente, la plus extérieure de la chaîne de relations que cette docte religieuse déploie dans tous les domaines et dont elle en tire sa légitimité politique et sociale. Ce hijab est une norme idéologique qui leur permet de distinguer les familles chiites des étrangers; pas seulement dans la rue mais dans toutes les sphères sociales. Si votre femme respecte son hijab, alors il est possible de commercer avec vous ou de vous embaucher ou de se lier avec votre famille, de vous accepter comme gendre; ensuite, il suffit que vous vous trouviez quelques connaissances communes pour constituer un réseau qui deviendra votre capital social.

Le hijab pour la République islamique est une culture en soi, qui est devenue le drapeau de cette communauté.

Le clergé Chiite, il y a quarante ans a su écarter ses rivaux laïcs et de gauche et prendre le pouvoir politique en s'alliant à la bourgeoisie libérale, en empêchant un soulèvement armé de masses qui allait bouleverser les rapports capitalistes du temps du Shah et ouvrir un nouvel horizon pour les travailleurs; aujourd'hui quelque chose à fait bouger la société toute entière.

Le meurtre de Mahsa et l'étincelle qu'il a provoqué  parmi les femmes des classes «moyennes», mais aussi dans la jeunesse en général, les étudiantes, les lycéeness, les écolières, les professeurs et les enseignants …  a mis le feu aujourd'hui dans toutes les couches de la société. Deux semaines de manifestations dans presque tous le pays ont réveillé toutes les autres revendications et mobilisé toutes les catégories sociales.

Mahsa est l'image d'une femme qui montre toute l'ampleur de la vie, une ligne de lumière qui traverse verticalement toutes les strates de la société. Cette étincelle, qui a jailli de son voile, alla jeter le feu sur tout le corps de cet ordre social qui y était enveloppé. Cette flamme a atteint aujourd'hui leur soutane…

En ce moment sensible et historique, où des filles et des femmes au courage inégalé et aux initiatives audacieuses, aux côtés de leurs jeunes frères, prolétaires pauvres écrasés sous la misère quotidienne, affrontent le diable, les ouvriers des grandes entreprises, tout en se montrant solidaires avec ces luttes, semblent hésiter à entrer de façon indépendante dans la lutte en déclenchant des grèves qui pourraient paralyser le régime. Leur position est tout à fait compréhensible. Ils considèrent l'expérience d'il y a 40 ans, où en pleine révolution les couches supérieures de la société  ont préféré négocier avec  les puissances occidentales et ont vaincu une insurrection qui allait ouvrir de nouveaux horizons; ils ont vu leur organisation en conseil être infiltrée et supplantée par des conseils islamiques bidons et in fine Ils ont été témoins de la prise du pouvoir d'un ordre qu'ils ont dû combattre pendant plus de quarante ans. Ils ont vécu cet échec dans leur chair et leur sang; ils savent très bien combien ce combat peut leur coûter cher.

Les prolétaires et les travailleurs qui rejoignent la lutte dans l'obscurité de la nuit savent que leur subsistance, la leur et celle de leur famille dépend du travail journalier car ils commencent chaque jour en dessous de zéro et n'ont aucune réserve. Ceux qui ont un emploi, même temporaire, doivent garantir ce travail pour rendre leur vie simplement possible, et ceux qui n'ont rien et sont au chômage doivent assurer leur subsistance de quelque manière que ce soit. De plus, nos travailleurs savent que dans la situation actuelle, ce mouvement peut difficilement aller plus loin que la formation d'un Etat laïc, un État bourgeois conventionnel, et ce sont encore eux qui doivent vendre leur force de travail aux capitalistes non-religieux et laïcs, nationaux ou étrangers.

Chacun comprend que les protestations actuelles ne peuvent mener à l'étape suivante de la lutte et casser le carcan de la République islamique sans leur présence indépendante sous forme de grève. C'est dans cette luttes de classes que pourraient s'épanouir d'autres possibilités, des interactions nouvelles et qui sait, de nouveaux horizons pour les travailleurs iraniens.

C'est le point nœudal de notre situation. Une situation qui place, pour une fois, les ouvriers et les travailleurs dans la position privilégiée de déterminer leur destin. Ceux qui produisent toute la richesse de la société ont atteint aujourd'hui ce statut exceptionnel. Cette décision leur appartient.

Les ouvriers qui fréquentent depuis de nombreuses années, les milieux intellectuels et les livres, qui s'en sont nourris et surtout dans leur lutte quotidienne gagnent en maturité, se trouvent, tant sur le plan quantitatif que qualitatif, dans des conditions intellectuelles leur permettant de décider, par eux-mêmes sur la marche à suivre.

Habib Saï

Andisheh va Peykar (Pensée et combat)

29 septembre 2022

P.S: La grève de certaines unités de production dans les industries pétrolières a commencé le 10 octobre 2022.

[1] Voir: De la politique en Iran, Théo Cosme, Ed. Senonevero, Marseille, Nov.2010